Lettre ouverte à Madame la Ministre de la Culture, Sam Tanson
Madame la Ministre,
La crise sanitaire que nous traversons a révélé d’un coup une vulnérabilité fondamentale qu’à l’instar de notre société entière nous avions tendance à mettre de côté, à oublier même. Depuis belle lurette, nous étions toutes et tous pris dans l’engrenage d’un monde qui tournait à une vitesse effrénée.
Et maintenant ça ! Tout s’arrête, tout change. Nos certitudes s’effondrent d’un jour à l’autre. Que faire ? Comment continuer, si on peut ou veut continuer comme avant ? Nous sommes immobilisés, confinés. Notre tête, cependant, elle tourne, plus que jamais, et la peur nous envahit, la peur du lendemain. Il en résulte une obsession permanente qui nous pousse à faire chaque jour table rase, pour ne nous consacrer qu’au futur, comme le présent s’est éternisé : « Each Day for Future ». Mais quel futur ? L’angoisse nous saisit à la gorge.
Parlons alors culture ! Enfin.
Un jour de mars 2020, à l’image de notre pays tout entier, la culture au Luxembourg s’est arrêtée net – à première vue. A travers de nombreuses initiatives artistiques, cependant, mais également à travers une véritable culture populaire transmise sur le net par des personnes confinées chez elles, un mouvement est né. Il montre que la place et l’importance des arts et de la culture n’ont pas diminué avec le cataclysme présent, ils se sont incrustés dans nos rituels quotidiens de confinés. Il reviendra au secteur des arts et de la culture d’inventer encore d’autres nouveaux modèles au sortir de cette pandémie.
Toutes ces initiatives artistiques et populaires sur le net qui font souvent preuve d’un remarquable talent et d’un véritable esprit d’innovation, ne sauront néanmoins jamais se substituer à l’expérience culturelle vivante : la visite d’un musée, d’une salle de concert ou d’un théâtre. Chaque jour de confinement, si besoin il y en avait, apporte la certitude que l’acte artistique direct et vital est plus que précieux : il est irremplaçable.
Nous, femmes et hommes qui portons la responsabilité d’une institution culturelle au Grand-Duché de Luxembourg, avons profité de ce moment d’arrêt forcé pour réfléchir, nous questionner et surtout pour nous ressourcer. Les temps après ne seront plus les mêmes que ceux avant la crise. La société luxembourgeoise ne pourra ni ne devra effacer les traces, panser les blessures, nier les séquelles que cette pandémie nous a infligé. Et nous sommes prêts à reprendre le défi. Nous voulons dépasser l’angoisse et aider à dessiner les contours d’un futur différent.
Pour ce faire, nous voulons nous investir nous-mêmes – ensemble avec tous les acteurs de notre scène culturelle si riche - comme parties prenantes au cœur des discussions qui commenceront après le déconfinement et nous voulons inviter le public friand de culture à nous y rejoindre. Quelle sera notre société de demain ? Pour la (re-)construire, il ne suffira pas de faire redémarrer la machine économique, il faudra définir le point d’ancrage à partir duquel un pays comme le Luxembourg pourra trouver sa place dans un environnement bouleversé. C’est ici que la culture peut et doit entrer dans le jeu. Elle doit imaginer l’avenir.
Aujourd’hui nous sommes à côté de toutes celles et de tous ceux qui pâtissent directement de cette crise, qui en souffrent, qui en meurent, mais également à côté de celles et de ceux qui de toutes leurs forces tâchent de secourir les malades afin qu’ils recouvrent leur santé.
D’autres maladies, cependant, se font jour ces temps-ci, des maladies dues au confinement et qui ont nom : solitude, dépression, violences familiales. Toutes ces maladies qui risquent de survivre à cette crise ne peuvent pas être guéries par la seule science, ce sont des maladies de l’âme. Comme d’autres artistes et initiatives, nos institutions culturelles veulent se joindre aux femmes et hommes de la société civile pour aider à faire cicatriser les blessures encourues. La culture permet de réparer le tissu social, de forger de nouvelles formes de soutien, car elle dispose souvent d’un cadre plus complet pour comprendre notre monde.
D’aucuns pourraient être amenés à reléguer la culture au dernier plan, très loin derrière la santé, l’éducation, l’économie et d’autres secteurs plus évidents pour le commun des mortels. Ceux-là n’ont rien compris à cette crise qui nous a rendus, pour un temps du moins, plus solidaires entre nous et, dans un certain sens, plus égaux. Pour sauver ces nouvelles qualités au sortir de la crise, il faudra recourir aux services des arts et de la culture et de tous ces formidables artistes qui les défendent dans notre pays et bien au-delà.
Dans leur histoire, les Luxembourgeois ont tardé à comprendre l’importance de la culture pour leur bien-être. La culture, longtemps, ne fut que populaire. Encore de nos jours, le réflexe de couper, lors d’une conjoncture difficile, dans les budgets culturels pourrait trouver des adhérents. Au contraire, il faut renforcer les budgets réservés à l’action culturelle. Ce serait sinon mal comprendre la position que la culture a conquise depuis une trentaine d’années dans notre pays, une position qui est désormais évaluable de manière économique. Mais cette position reste fragile. Car la crise a révélé plus qu’avant la précarité dans laquelle aujourd’hui un grand nombre d’artistes se retrouvent. Bien sûr, ces derniers temps, le secteur s’est professionnalisé à vive allure, mais ce mouvement n’est pas encore arrivé à son terme. Dans ce contexte, le remarquable « Kulturentwécklungsplang » a dressé un bilan éloquent à partir duquel un avenir plus serein serait envisageable.
Madame la Ministre, nous nous adressons à vous, parce que vous avez réussi à conférer aux arts et à la culture au Luxembourg une importance capitale et, disons-le, inédite. Vous nous avez encouragés à aller de l’avant, en toute liberté, et nous vous en remercions de tout cœur.
Par des mesures concrètes, votre Ministère a soutenu nombre d’artistes dans cette crise qui les a touchés de plein fouet. Et d’autres mesures vont suivre.
Nous qui représentons les arts, la musique et le théâtre avec des centaines d’autres créateurs, créatrices et artistes et un public nombreux, sommes convaincus qu’après cette crise la culture aura un rôle nouveau et primordial à jouer au Luxembourg. Nous proposons notre collaboration pour définir avec vous ce rôle et intégrer à long terme la culture dans l’action des gouvernants à tous les niveaux. C’est la culture qui portera un regard critique sur l’évolution de notre pays. Dans un monde changé, ce regard sera salutaire.
Renforçons toutes et tous ensemble la culture, et nous allons vaincre la peur !
Tout en vous remerciant de votre engagement pour la cause culturelle, Madame la Ministre, nous vous présentons nos salutations les plus cordiales.
Ainhoa Achutegui, neimënster
Suzanne Cotter, Mudam Luxembourg - Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean
Stephan Gehmacher, Philharmonie Luxembourg
Frank Hoffmann, Théâtre National du Luxembourg - TNL
Steph Meyers, Rotondes
Kevin Muhlen, Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain
Olivier Toth, Rockhal – Centre de Musiques Amplifiées
Luxembourg, le 23 avril 2020