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Suzanne Lafont

Situation Comedy

L’installation Situation Comedy de Suzanne Lafont a pour point de départ Manipulating the Self: A Borderline Case [Manipulation de soi : un cas limite], un petit fascicule en noir et blanc publié en 1971 par le trio d’artistes canadien General Idea. Manipulating the Self est le fruit d’un appel à photographies qu’avait lancé General Idea, invitant les personnes qui répondraient à l’annonce à se photographier en suivant ces instructions : « La main est un miroir pour l’esprit - passez le bras au-dessus de la tête, le coude par derrière, et attrapez votre menton par la main. »

Photos : Suzanne Lafont : Situation Comedy. From General Idea's pamphlet ‘Manipulating the Self’, 2010.
© Photo : Andrés Lejona

L’annonce précisait qu’en accomplissant cette contorsion, l’interprète deviendrait à la fois « objet et sujet, vu et voyeur ». La publication rassemble 115 « situations images » de cette position, parmi lesquelles 99 sont légendées avec les noms ou les initiales des interprètes. En 1973, le projet donna également lieu à l’édition d’une affiche, pour laquelle un autre titre fut proposé - Manipulating the Scene [Manipulation de la scène] - modification qui reçut l’aval de General Idea.

Dans Situation Comedy, Suzanne Lafont revisite, en opérant une série de déplacements, ce passage de la manipulation de « soi » à la manipulation de la « scène ». L’appropriation qu’elle fait de Manipulating the Self s’articule en premier lieu autour de la tension entre le spéculaire et le spectaculaire. Alors que le projet de General Idea jouait sur l’idée de la main comme « miroir de l’esprit », Situation Comedy porte en quelque sorte Manipulating the Self sur scène, transpose la publication dans le champ du spectacle - mais un spectacle dans lequel le soi ne tiendrait qu’un second rôle. Les 99 impressions qui composent la série Situation Comedy reprennent les 99 images légendées de la publication de General Idea. Pour 23 de ces tirages, les poses initiales ont été rejouées par un groupe d’étudiants en école d’art avec lequel l’artiste a travaillé sur le projet. Les 76 images restantes sont au contraire vides : ce sont des fonds monochromes sans figures, portant simplement l’inscription « (not performed) », [« (non interprété) »],annulant ainsi la relation symétrique qui existait dans les photographies originales entre « objet et sujet, vu et voyeur ».

© Photo : Andrés Lejona

Pour souligner le rôle que joue la question du spectacle dans la publication de General Idea, Situation Comedy en transpose la totalité en utilisant l’expression la plus directe du langage visuel : un dégradé de couleurs, allant du mauve au vert en passant par le rouge, le bleu et le jaune. La nature spectaculaire de Situation Comedy est soulignée par le déplacement des caractéristiques formelles du projet de General Idea - les images noir et blanc, le mode d’adresse de l’annonce, la combinaison texte-image - vers des références aux codes visuels de l’industrie du divertissement. À la place de l’esthétique amateur des autoportraits rassemblés dans Manipulating the Self, les tirages de Lafont affichent des surfaces lisses et des silhouettes sans défaut, rappelant les présentateurs de télévision, les couleurs criardes des émissions de jeux, et l’environnement contrôlé des studios.

Un autre déplacement qu’opère Suzanne Lafont dans Situation Comedy vient cependant remettre en cause cette place donnée à la question du spectacle : l’artiste y utilise le langage, et plus précisément les noms, pour leur capacité à activer le vide laissé par l’absence des figures. Chaque tirage porte en effet, en plus du numéro de la page de la publication à laquelle il correspond, les noms de l’étudiant et de l’interprète initial dont il ou elle reprend la pose. Le fait que même les images sans figure portent les noms des deux groupes d’interprètes souligne le rôle central que jouent les noms dans l’installation de Suzanne Lafont.

Pour Lafont, porter un nom, c’est comme endosser, ou intervertir, un vêtement : tout dépend de la situation et de l’effet recherché. Dans Situation Comedy, l’action performative se situe précisément dans l’écart que l’œuvre établit entre les conventions scéniques - qu’elles soient celles de la télévision ou de la performance - et un système de référence linguistique. C’est lorsque la pose n’est pas interprétée que le nom peut prendre les devants de la scène, comme vecteur performatif. La comédie jouée par Situation Comedy serait ainsi de l’ordre de la transmission en différé, non en direct. Les noms et les figures des acteurs (ceux de 1971 et de 2009) se renvoient la balle, qu’ils soient représentés physiquement ou non. On est bien ici dans le registre du ludique : tel l’accessoire théâtral ou le jeu de cartes, les images de Situation Comedy restent en suspens, prêtes à tout moment à être remises en circulation, ou en scène, lorsque la situation se prête au jeu.

© Photo : Andrés Lejona Photo : Andrés Lejona

Crédits

Curator:
  • Paul di Felice (Café-Crème asbl)